Orgie ? Une tragédie conjugale en mode SM

En 2019, nous avions découvert le talent d’Antony de Azevedo au Théâtre des Déchargeurs. Entièrement nu face à son public, il interprétait avec fougue le personnage de Poprichtchine issu du Journal d’un fou de Gogol. Pour ce printemps 2022, le comédien s’installe au Studio Hébertot en compagnie de Poppée Bashung et met en scène l’une des pièces les plus sulfureuses de Pasolini : Orgie.

Réalisée durant les Seventies, cette oeuvre graveleuse et hérétique nous invite dans l’appartement d’un couple de bourgeois italiens adeptes du sadomasochisme. À travers le cheminement intime d’une relation Homme/Femme, Antony de Azevedo explore leurs fantasmes, traque leurs perversions sexuelles et analyse le thème du pouvoir et de la domination. 

Rencontre avec un artiste subversif…

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L’Homme (Antony de Azevedo) et sa Femme (Poppée Bashung) vont confronter leurs perversions les plus viles

Florence Gopikian Yérémian : Quel est votre parcours artistique ? Il semblerait que vous ayez plusieurs cordes à votre arc…

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Antony de Azevedo

Antony de Azevedo : En effet, je suis producteur, metteur en scène et comédien. Je suis passé par le Conservatoire de Bordeaux et j’ai également suivi les cours d’Art dramatique de l’École Perimony de Paris. J’ai ensuite joué dans plusieurs pièces classiques ou contemporaines dont Les Fourberies de Scapin on the beach, Feu la mère de Madame, Signor di Pourceaugnac, Le Songe d’une nuit d’été, Hamlet, Juliette et Roméo, Le Journal d’un fou et, aujourd’hui, je mets en scène et j’interprète Orgie.

Dans votre adaptation du Journal d’un fou de Gogol (en 2019), vous jouiez le rôle de Poprichtchine en tenue d’Adam. Aujourd’hui, vous reprenez un texte de Pasolini autour du sadomasochisme : peut-on dire que la nudité et l’instinct sexuel vous interpellent de façon récurrente ? Selon vous, ce sont des thématiques trop peu explorées au théâtre ? 

Mes obsessions artistiques sont le sexe, le pouvoir, la mort, la religion et la folie. Il m’est d’avis qu’il y a de la place pour tous les théâtres, tous les publics et tous les artistes. 

L’axe par lequel vous abordiez Gogol dans votre pièce précédente a quelque chose de commun avec le texte d’Orgie : tous deux exposent certains aspects de la folie humaine et sa perte progressive de lien avec la réalité. Est-ce cet égarement, cette ascension vers la démence qui vous intéressent ?

Naturellement ! La chute me fascine. Comme le dit Edward Bond dans Pièces de guerre : « Nous nous construisons nous-même comme nous construisons les maisons dans lesquelles nous vivons ». L’édifice peut être bancal d’où un romantisme tragique à explorer. 

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Avec Orgie, Pasolini explore les fantasmes, l’égarement et la chute d’un couple bourgeois des Seventies

Comment avez-vous connu Orgie de Pasolini ? Et pourquoi l’avoir choisie ? C’est une pièce difficile à mettre en scène, tant du point de vue du thème sulfureux que du texte qui est très dense.

Je l’ai vue jouée à Bordeaux il y a 20 ans et celà m’a marqué à vie. À mes yeux, toute proposition artistique est exigeante dès lors que l’on remonte jusqu’à l’os. C’est le cas avec Orgie

Comment décririez-vous la prose de Pasolini ? Ne la trouvez-vous pas aussi crue que poétique ? Est-elle difficile à « dompter » ?

J’ai repris le texte original d’après l’adaptation française de Daniele Salenave. En revanche, j’ai refait un montage des tableaux avec des coupes car la langue de Pasolini est celle d’un poète qui fonctionne en évocations et en sensations brutes. C’est une langue animale qu’on ne déchiffre qu’avec l’instinct. Il n’y a pas de place pour le snobisme, la posture intellectuelle ou sociale. On ne peut pas tricher. Cela dérange car nous ne vivons pas ou plus dans une société de la vérité. Tous les discours sont pré-mâchés et formatés. Avec Orgie la vérité de la vie et de la mort vous maltraite pendant 1h15. 

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Antony de Azevedo incarne avec talent et sans vergogne le personnage de l’époux

Selon vous, quelle était l’intention de Pasolini en écrivant cette pièce dans les années 70 ? Souhaitait-il explorer les fantasmes et les perversions humaines ? Critiquer l’hypocrisie et la bigoterie de la bourgeoisie italienne ? Ou – peut-être – proposer à son public de s’affranchir de toutes normes sociales ? 

Je pense que son objectif était avant tout de survivre à ce qu’il était, à son temps, à son époque, aux autres. Cette oeuvre passe en revue son regard sur la religion, la bourgeoisie, l‘antifascisme donc le fascisme, les instincts lumineux ou sombres qui poussent les Hommes à être vrais, dans leur nature céleste mais surtout terrestre. Orgie est une pièce allégorique : les personnages se nomment « Homme » et « Femme ». D’ailleurs, toute l’œuvre de Pasolini est allégorique. Il remonte à la source, il cherche l’absolu, il cherche à rencontrer Dieu et, à défaut, à le comprendre. En dévoilant les vérités sur la création de Dieu, Pasolini devient Lucifer (« celui qui éclaire la vérité ») en tout cas dans le catholicisme moderne. Pasolini antechrist ? Son objectif était d’être aimé malgré « sa propre détestation de la vie » comme le disait Antonin Artaud. Il faut bien comprendre qu’un poète ne triche pas pour capter son œuvre et ses choix. Il est généralement dans une souffrance et une détresse qui le pousse à dire ses évocations sans se préoccuper de la réception. Généralement le poète vit dans une haine de la vie. Cela peut expliquer certains parcours… 

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Poppée Bashung prête sa jeunesse et son innocence à celui de l’épouse soumise et humiliée

Quelle est votre intention en remettant cette œuvre au goût du jour ? Où souhaitez-vous « mener » vos spectateurs ? Vers quelles émotions ? Quelles réflexions ? 

Mon objectif principal est de faire vivre Pasolini sur une scène parisienne pour que ces artistes là ne cessent de parler aux vivants. Le spectateur va où il veut y compris dans l’absence d’émotion si celle-ci en est une. Avec Orgie, le spectateur sera dérangé. Il aimera cela ou pas. Comme le dit William Blake : il faut « Le dérangement des sens pour atteindre l’absolu ».

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Poppée Bashung

Le choix de Poppée Bashung – la fille d’Alain Bashung et de l’actrice Chloé Mons – pour le rôle de l’épouse est-il dû à ses 20 ans et à l’innocence que cette jeune actrice dégage ? La connaissiez-vous préalablement ? 

Non, je ne la connaissais pas. Je l’ai rencontrée sur audition. Son jeune âge, son audace, sa culture théâtrale, son talent et sa filiation ont aiguisé mon envie de travailler avec elle. 

Comment se passe sa première expérience théâtrale ? On peut dire que vous ne lui avez pas facilité la tâche : l’interprétation de cette épouse soumise et humiliée est tout de même complexe !

Poppée est ravie de ce challenge. Elle a conscience je crois que le rôle est fantastique et que dans nos métiers on ne rencontre pas tous les jours des  « rôles laboratoires ». Je crois qu’elle aime – comme elle a pu le dire dans différentes interviews – “travailler sur la partie sombre de l’être humain”.

Une tournée est-elle prévue pour votre pièce ? Avignon peut-être ? 

En effet, j’essaye de mettre en place une tournée, plutôt dans des théâtres publics. Pour ce qui est du format d’Avignon, à part le “In” ou quelques très gros théâtres du “Off”, cela ne se prête pas aux gros décors ni aux dispositifs longs à installer comme c’est le cas avec la vidéo qui est projetée dans Orgie.  

D’autres projets ?

Beaucoup !

Florence Gopikian Yérémian – florence.yeremian@symanews.fr

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Une pièce de : Pier Paolo Pasolini
Mise en scène : Antony de Azevedo
Création visuelle : Citronelle Dufay, Antoine Le Gallo et Nolwenn Le Port
Avec : Antony de Azevedo et Poppée Bashung

Studio Hébertot
78, boulevard des Batignolles – Paris 17e
Réservation : 0142931304

Jusqu’au 5 avril 2022
Le lundi et le mardi à 21h30

Interdit au moins de 12 ans

 

Florence Gopikian Yérémian est journaliste culturelle. Rédactrice auprès de Muséart, Paris Capitale, L’Oeil ou le BSC News, elle couvre l’actualité parisienne depuis plus de vingt ans. Historienne d’Art de formation (Paris Sorbonne & Harvard University), correspondante en Suisse et à Moscou, elle a progressivement étendu ses chroniques au septième art, à la musique et au monde du théâtre. Passionnée par la scène et la vie artistique, elle possède à son actif plus de 10000 articles et interviews.