Eurydice

Eurydice aime Orphée – Orphée aime Eurydice. Qui ne connait cette tragédie amoureuse issue d’un des plus grands mythes de la Grèce antique ? Mais avez-vous déjà gouté à la version revisitée de Jean Anouilh ? Elle vous attend avec ses délicieux questionnements existentiels au Théâtre du Lucernaire.

Eurydice-Anouilh-Theatre -SYMA-Gopikian-Yeremian
Gaspard Cuillé et Bérénice Boccara font preuve d’une très belle complicité dans leur interprétation d’Orphée et Eurydice.

Une quête d’amour idéal

Bien loin des déesses et des dieux de l’Olympe, Anouilh a choisi d’inscrire sa pièce au XXe siècle dans le sud de la France. Autre lieu, autre ambiance, mais l’histoire se répète : c’est donc sur un quai de gare ensoleillé que se rencontrent cette fois Orphée et Eurydice. Elle, est comédienne, lui est violoniste. Les deux jeunes gens ne se connaissent pas mais, au premier regard, le coup de foudre a lieu.

De cette étincelle inattendue vont soudainement naître d’immenses sourires, des baisers frissonnants, des rêves sans fin et de belles promesses. Après une douce nuit d’ébats, la jalousie va cependant se profiler et avec elle, l’insupportable réalité d’un amour immaculé qui vient d’être souillé, celle d’un amour banal qui commence à se dessiner, semblable à tous ceux qui animent l’espèce humaine.

Le Grand Amour est-il donc systématiquement condamné à sombrer dans un quotidien insipide ponctué de solitude et d’infidélités ? N’y a-t-il vraiment aucun moyen de faire perdurer au sein d’un couple la beauté initiale et la pureté d’une idylle naissante ?

Face à un tel constat, la mort semble être, hélas, la seule issue pour nos amants maudits…

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L’étrange Monsieur Henri (Benjamin Romieux) rode autour d’Orphée (Gaspard Cuillé) pour le guider vers sa destinée

7 comédiens au service d’Anouilh

C’est avec beaucoup d’émotion que les sept comédiens de ce spectacle réactualisent le mythe antique. Grace à la mise en scène sobre d’Emmanuel Gaury qui mise sur un plateau nu, toute l’attention des spectateurs est portée sur le jeu des acteurs et la langue d’Anouilh.

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Gaspard Cuillé (Orphée) et Bérénice Boccara (Eurydice) sont tous deux issus des cours Cochet.

Dans le rôle complexe d’Eurydice, la jeune Bérénice Boccara parvient à alterner les phases de doute, de folie douce et de bonheur suprême. La bouche ourlée mais le geste sage, elle transmet à son personnage une sensualité pudique qui tient à la fois de la femme et de l’enfant.

Face à elle, Gaspard Cuillé prête ses traits affables et candides à Orphée. Le regard tendre et la mise charmante, il véhicule graduellement l’heureuse insouciance du soupirant, l’affliction de l’amant solitaire, puis la volonté de l’homme endeuillé désireux de rejoindre sa dulcinée par-delà la mort.

En aval de ces amants maudits, la présence de leurs parents respectifs apporte beaucoup de fraicheur à la pièce :

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Bérénice face à sa mère (l’excentrique Corinne Zarzavatdjian)

Perchée sur ses chaussures à pois et le col enveloppé d’hermine blanche, la comédienne Corinne Zarzavatdjian incarne avec pétulance la mère d’Eurydice. Jacassante comme une pie et chapeautée comme une diva, elle gesticule, sirote avec dédain son peppermint, joue énergiquement de son éventail et s’amuse à aguicher avec espièglerie son amant bedonnant (Jérôme Godgrand qui joue aussi bien les « gros chats » ronronnants que les crapules).

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Orphée et son vieux père (Patrick Bethbeder, savoureux)

Dans un registre diamétralement opposé, Patrick Bethbeder confère au père d’Orphée une extrême bonhomie ponctuée d’un bel humour. L’œil doux, la voix chantante et le ronflement bruyant, il semble vivre dans une bulle d’optimisme où seule sa panse et ses sous n’ont d’intérêt.

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Le talentueux comédien Victor O’byrne prête son panache à tous les personnages secondaires de la pièce

Comme dans toutes les pièces d’Anouilh, les personnages secondaires sont nombreux. Qu’il s’agisse du garçon d’hôtel, du garçon de café, du gendarme ou du premier amant d’Eurydice, tous sont interprétés avec brio par l’excellent Victor O’byrne. Grace à son panache et sa très large palette d’expressions, ce jeune comédien sait changer de visage en un instant et avive la scène de son effervescence.

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Benjamin Romieux personnifie le destin avec beaucoup de flegme et de finesse

Le mythe d’Orphée ne saurait-être complet sans la figure de la mort ou plutôt, celle du destin… Elle revient à Benjamin Romieux qui revêt le rôle du mystérieux Monsieur Henri. Avec son nez aquilin, son teint diaphane et son phrasé inquiétant, son personnage semble tout droit sorti d’un film de Cocteau. Et que dire de ses yeux froids et glaçants qui projettent un ailleurs sombre et dénué de toute émotion ? Monsieur Henri apparait, Monsieur Henri disparait, il se faufile sinueusement entre les lignes de vie de chacun, et décide ou pas d’entrainer ses proies sur le chemin du Royaume d’Hadès…

Surréalisme et poésie

Tout semble à la fois absurde et poétique dans cette aventure : la rencontre si soudaine des deux héros, l’exacerbation de leurs sentiments, la jalousie qui surgit en un instant, et même la mort qui fauche à tout va.

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Orphée et Eurydice veulent s’aimer au-delà de la médiocrité, du mensonge et de la routine qui détruisent tant de couples.

Surréalistes également sont les répliques d’Anouilh qui fait converser si lucidement deux âmes angoissées en quête d’idéal. Aussi étranges soient-ils dans la maitrise de leurs émois, Orphée et Eurydice sont touchants, aériens et presque irréels, tout comme leur vision de l’amour : égarés dans leur quête de pureté et de beauté, ces tourtereaux veulent s’aimer au-delà de la médiocrité, au-delà de la triste routine et du mensonge qui détruisent tant de couples.

Le désir de ces protagonistes peut sembler illusoire et enfantin, mais qui sur cette terre oserait dire qu’il n’aspire au Grand Amour ?

Sous ses airs de romance candide, la réflexion d’Anouilh est bien plus profonde qu’elle n’y parait : si la fidélité nous est impossible, si la jalousie nous dévore, si le quotidien nous use, si la lassitude s’instaure, alors comment croire en l’amour ? Comment croire même à la possibilité d’être heureux ?

L’auteur nous le dit clairement : « L’Amour est lâche et difficile », mais faut-il donc cesser de vivre ou d’aimer si aucun espoir n’est permis ? Sans aller jusqu’au choix de la mort pour contrecarrer nos tristes destins, ne peut-on se dire qu’aimer c’est adorer, encenser, partager, rire mais aussi lutter, souffrir et avoir peur ?

Et oui, c’est tout cela qui fait la beauté d’une existence. N’ayons pas peur de l’amour !

Florence Gopikian Yérémian – florence.yeremian@symanews.fr

Eurydice-Anouilh-Theatre -SYMA-Gopikian-YeremianEurydice

De Jean Anouilh

Mise en scène d’Emmanuel Gaury

Avec Bérénice Boccara (ou Lou Lefèvre), Gaspard Cuillé, Benjamin Romieux, Corinne Zarzavatdjian, Jérôme Godgrand, Patrick Bethbeder, Victor o’byrne (ou Maxime Bentégeat ou Pierre Sorais)

 

Musique : Mathieu Rannou
Lumières : Dan Imbert
Costumes : Guenièvre Lafarge

Lucernaire
53, rue Notre-Dame des Champs – Paris 6
Réservations : 0145445734

Jusqu’au 5 mai 2024
Du mardi au samedi à 18h30
Le dimanche à 15h

Photos : ©Florence Gopikian Yérémian

Florence Gopikian Yérémian est journaliste culturelle. Rédactrice auprès de Muséart, Paris Capitale, L’Oeil ou le BSC News, elle couvre l’actualité parisienne depuis plus de vingt ans. Historienne d’Art de formation (Paris Sorbonne & Harvard University), correspondante en Suisse et à Moscou, elle a progressivement étendu ses chroniques au septième art, à la musique et au monde du théâtre. Passionnée par la scène et la vie artistique, elle possède à son actif plus de 10000 articles et interviews.