Simon Abkarian met en scène Électre des bas-fonds
Oubliez votre perception d’Eschyle, Sophocle et Euripide. Oubliez la dramaturgie austère et parfois opaque que l’on attribue aux auteurs antiques. Oubliez enfin la vision superbement cruelle d’Électre et Oreste proposée par Ivo Van Hove à la Comédie Française. Cette année, Simon Abkarian a décidé de chambouler les classiques avec audace et de revisiter allègrement le mythe des Atrides.
Pour ce faire, il a convié un trio de musiciens sur la scène du Théâtre du Soleil et paré sa troupe de tenues bigarrées en leur demandant de danser. Oui, danser ! Son Électre est bien la fille du roi Agamemnon mais il la placée dans un lupanar et l’a entourée d’Erinyes aux visages de catins.
Mélangeant les genres, il a aussi travesti le Prince Oreste, rapproché les souverains du bas peuple, égayé ses dialogues de percussions indiennes et ponctué son texte épique d’expressions populaires.
Dans cette adaptation à la lisière de l’Orient et de l’Occident, Simon Abkarian a tout métissé avec son goût de la fête et sa générosité scénique. Conférant une humanité inattendue au mythe d’Électre, il a fait de cette sombre tragédie antique un plaidoyer quasi contemporain pour la justice et la liberté de la femme. Étonnant !
Électre dans l’arène de la vengeance
L’histoire d’Électre est celle d’un matricide. Chassés du royaume d’Argos par leur mère, Électre et son frère Oreste ont tout perdu. L’une s’est retrouvée servante dans un bordel des bas-fonds, l’autre a fui l’Attique et s’est déguisé en fille pour éviter d’être tué. Âmes errantes et déchues, Électre et Oreste semblent n’avoir pour issues que la vengeance et la mort : celle de leur mère Clytemnestre qui a détruit leur lignée, mais aussi la leur, car comment survivre après un matricide ?
De l’héroïsme des femmes
En dépit du titre, les héros de cette pièce ne sont ni Oreste, ni Électre. La trame antique est bien là avec l’histoire des Atrides et de leur damnation mais, étonnamment, ce que Simon Abkarian a choisi de mettre en exergue ce sont les femmes et leur condition.
Sous le regard d’Athéna, d’Hélène ou d’Aphrodite, il dissèque donc successivement tous les cas de figure. Il nous présente Électre, bien sur, chassée du palais et plongée dans la misère, mais il expose également les autres : Iphigénie, sa sœur, sacrifiée pour la gloire d’un père; Chrysothémis, la douce, abusée par son beau père; les Troyennes violées sans pitié par les soldats grecs; et puis, il y a aussi les putains, ces pauvres filles de rien devenues des objets soumis au bon vouloir des mâles…
Dans ce sombre portrait de femmes souillées, Simon Abkarian ne s’apitoie nullement sur leurs malheurs. Bien au contraire, loin de tout pathétisme, il montre que ces créatures sont si fortes qu’elles peuvent se relever de tout. À l’exemple de Clytemnestre qui a tué le roi pour se venger de la mort de leur fille Iphigénie, il les confronte au viol, à la guerre et à la servitude afin de dénoncer la bassesse masculine qui ne sait s’enivrer que de conquêtes et de pouvoir.
Dans ce plaidoyer pour la justice et l’égalité des sexes (car c’en est un !), l’auteur va même jusqu’à donner intentionnellement la parole aux prostitués : ici ce sont les filles de joie qui débattent de la guerre et de la politique car les âmes des bas-fonds sont bien plus conscientes des affres de l’existence que leurs hypocrites souverains.
Une troupe talentueuse et bigarrée
Afin d’interpréter cette grande fresque collective, Simon Abkarian a fait appel à sa Compagnie des cinq roues.
De prime abord, il a placé le chœur, puissant et grouillant sur toute la scène. Qu’il s’agisse de prostituées troyennes ou de déesses indiennes, ce chœur de femmes est la matrice même de l’histoire. Menées fermement par les chorégraphes de la troupe, les comédiennes chantent, discutent et dansent tout au long du récit en épaulant Électre dans sa peine ou en incitant Oreste au matricide.
Face à ces figures martiales qui dominent la pièce, d’autres se détachent. La reine Clytemnestre fait partie des plus marquantes: fière et impassible, elle est interprétée avec superbe par Catherine Schaub Abkarian. Le port hautain et victorieux, cette actrice possède une assurance et une diction classique qui magnifient tout le texte. Dans le même ton, Rafaela Jirkovsky prête ses traits et sa grâce à Chrysothémis. Vêtue de blanc virginal, elle déclame avec justesse et apporte à ce personnage secondaire une candeur teintée d’un déterminisme sous-jacent.
Vient ensuite Électre toute pétrie de haine et de rancune. Affublée comme une sauvageonne, Aurore Fremont compose un personnage perpétuellement partagé entre sa colère et sa désillusion. À ses côtés, Frédérique Voruz incarne sa sœur de misère : entière et sans concession, cette comédienne nous a déjà conquis lors de ses performances dans Kanata et Lalalangue. Meneuse des choreutes, elle se métamorphose cette fois en une reine des catins vindicative qui ne rêve que de voir couler le sang des grecs.
Face à ces séduisantes furies, les personnages masculins font un peu pâle figure : Oreste (Assaad Bouab – déjà remarqué à l’Odeon dans la mise en scène des Trois sœurs de Simon Stone) manque de nervosité et de rancune. Même si Abkarian l’a déguisé en femme pour lui éviter la mort, on voudrait que ce prince de sang soit rebelle et plus fougueux. Sa condition d’exilé et la robe qu’il porte ne doivent en rien lui retirer sa virilité ou le statut de roi auquel il prétend. Il en va de même pour Pylade (Victor Fradet) son cousin et compagnon d’arme : sa présence est trop discrète et il n’est pas suffisement belliqueux pour un guerrier. Le roi Égisthe, enfin, est plus impétueux (Olivier Mansard) mais Simon Abkarian a fait de ce tyran le pion de sa femme Clytemnestre, ce qui lui retire toute sa morgue et son machiavélisme habituel.
Vient enfin Sparos, le pauvre mari d’Électre. Interprété avec beaucoup d’humour et de désinvolture par Simon Abkarian, ce brave paysan a délaissé ses champs pour devenir le serviteur des catins. Entouré de prostitués, il joue les simplets et fait sourire le public à chacune de ses apparitions : tantôt saoul, tantôt râleur, il peste après les grands du royaume et dit tout haut ce que les gens pensent tout bas.
Simon Abkarian, un homme orchestre
Parallèlement au rôle de Sparos, Simon Abkarian joue aussi le Monsieur Loyal de cette fable circassienne. Dissimulé sous un haut-de-forme et un masque macabre, il va et vient au fil des actes, hantant la scène de sa silhouette dansante.
Il faut dire que la danse fait partie de l’ADN de cet artiste arménien tout comme la musique. Auteur, metteur en scène et comédien, Simon Abkarian a réussi année après année à créer un théâtre à part où l’on ne se contente pas de déclamer.
Dans ses pièces, les arts et le quotidien se rencontrent et fusionnent toujours avec autant de bonheur que de cocasserie : on y chante, on complote, on boit du café, on guerroie, on danse le kotchari et l’on se moque sans cesse de la mort. Le tragique est toujours là, dissimulé derrière des mots ou des attitudes mais il côtoie avec amour la farce et le burlesque.
Il en va ainsi du précédent diptyque de Simon Abkarian (“Le dernier jour du jeune” et “L’envol des cigognes“) : véritables fables méditerranéennes, ces deux pièces oscillaient déjà entre le sacré et le profane avec pour trame centrale la femme bafouée.
Le viol semble d’ailleurs être un thème récurant chez cet artiste, il faut dire que le génocide des Arméniens a frappé à la porte de ses ancêtres et qu’un tel massacre marque à jamais une lignée… Voilà peut être pourquoi Simon Abkarian s’attache tant aux mythes et aux tragédies antiques: la violence y est entière tout comme la folie et elle fait appel à la vengeance. En mettant en scène de telles atrocités et en demandant justice, il effectue sans doute une catharsis personnelle qu’il transmet intelligemment à tout son public. Bravo !
Électre des bas-fonds
Par la Compagnie des 5 roues
Texte et mise en scène : Simon Abkarian
Pour 14 comédiennes-danseuses et 6 comédiens-danseurs
Avec Maral Abkarian, Chouchane Agoudjian, Anaïs Ancel, Maud Brethenoux, Aurore Frémont, Christina Galstian Agoudjian, Georgia Ives (en alternance), Rafaela Jirkovsky, Nathalie Le Boucher, Nedjma Merahi, Manon Pélissier, Annie Rumani, Catherine Schaub Abkarian, Suzana Thomaz, Frédérique Voruz.
Et avec Simon Abkarian, Assaad Bouab, Laurent Clauwaert, Victor Fradet, Eliot Maurel, Olivier Mansard.
Musique écrite et jouée par le trio des Howlin’ Jaws : vous allez découvrir un mélange de blues et de rock’n’roll tout en étant bercés par les sonorités orientales de l’Oud, du Saz et du Djura…
Théâtre du Soleil – Paris 12e – La Cartoucherie de Vincennes
Du 10 juin au 15 juillet 2022
Du mercredi au vendredi à 19h30
Le samedi et le dimanche à 15h30
Locations : 01 43 74 24 08
Dramaturgie : Pierre Ziadé
Collaboration artistique : Arman Saribekyan
Création lumière : Jean Michel Bauer et Geoffroy Adragna
Création musicale : Howlin’Jaws : Djivan Abkarian, Baptiste Léon, Lucas Humbert
Création collective des costumes sous le regard de Catherine Schaub Abkarian
Création décor : Simon Abkarian et Philippe Jasko
Chorégraphies : La troupe
Répétitrices : Nedjma Merahi, Christina Galstian Agoudjian, Catherine Schaub Abkarian, Nathalie Le Boucher, Annie Rumani
Préparation physique : Nedjma Merahi, Annie Rumani, Maud Brethenoux, Nathalie Le Boucher
Préparation vocale : Rafaela Jirkovsky
Régie plateau : Philippe Jasko
Régie son : Ronan Mansard
Chef constructeur : Philippe Jasko, avec l’aide de la troupe.
Le texte est publié chez Actes Sud-Papiers
Durée du spectacle : 2h30
Photos : @Antoine Agoudjian