Les Enivrés : une pièce “spiritueuse”

Pour cet hiver, Les Enivrés sont de retour au Théâtre de la Tempête. Mis en scène par le directeur lui-même – Clément Poirée – ce texte rugueux et spirituel exprime sans concession l’état d’esprit du Nouveau Drame russe : un mélange de fiel, d’amour et de désespoir

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Ivan Viripaev, l’auteur des Enivrés

Ivan Viripaev : un auteur russe qui prend le pouls de sa génération

Ivan Viripaev est l’un des auteurs russes contemporains les plus appréciés du public européen: qu’il s’agisse de Rêves, de Genesis 2 ou de Kislorod (Oxygène), ses pièces sont traduites et jouées en boucle depuis plus de quinze ans sur les scènes d’Allemagne, de France ou de Pologne.

Un manège d’ivrognes cocasse et chancelant

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Clément Poirée, à la mise en scène

La pièce s’articule autour d’une douzaine de personnages aussi ivres les uns que les autres. À travers des chassés-croisés plutôt burlesques l’on assiste ainsi à un enterrement de vie de garçon, un mariage de rue totalement spontané ou un dîner entre amis qui tourne au vinaigre (pour ne pas dire à la vinasse…).

Dans ce manège d’ivrognes, les femmes quittent leurs maris, les maris trompent leurs femmes, les amis mentent aux amis, tout cela jusqu’à l’arrivée de confessions trop arrosées qui finissent par briser le silence…

Là, sous l’égide de Bacchus et sous l’oeil d’un autre Dieu plus “orthodoxe”, la vérité montre enfin son visage : l’espace d’un soir, elle met à genoux toutes les âmes égarées, elle les triture, elle les confronte et disparaît de nouveau au petit matin derrière ses voiles hypocrites ….

Jouer l’ivresse sur un plateau tournant

Difficile de jouer l’ébriété sur scène sans tomber dans l’excès ou la caricature, et pourtant cette belle troupe de comédiens s’en tire fort bien : qu’il s’agisse de la prostituée (Camille Bernon), du directeur de Festivals, des couples de cocus ou du barde en haillons avec son yukulele, tous possèdent une ivresse de jeu qui se mêle volontiers à la thématique alcoolique de Viripaev.

La gestuelle saccadée, le verbe balbutiant et la voix souvent forte, l’on voit ces drôles de figures se cabrer, tituber ou s’effondrer selon leur état. Même si leurs propos sont parfois opaques et si l’on patauge excessivement dans le comique de répétition, l’on se laisse chanceler en suivant cet immense plateau rotatif qui ne manque pas d’ingéniosité. Au fil des tours, les destinés se racontent et se croisent mais toutes, sans distinction de classe ou de sexe, finissent par faire appel au Seigneur et à sa bienveillance.;

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Une pièce “spiritueuse”

À chaque tableau des Enivrés le Grand Ordonnateur est convié. Que ce soit par doute ou par sentiment de culpabilité, chacun des protagonistes éprouve en effet le besoin de se tourner vers Dieu pour le tancer ou lui quémander son pardon : il y a ceux qui ont peur de mourir, ceux qui ont peur de vivre, il y a les extralucides, les fous, les pêcheurs, les menteurs, les aveugles, les désespérés… Sans exception aucune, tous veulent savoir où se loge le Créateur pour enfin entendre sa voix car, comme le dit Viripaev : “le Seigneur parle au monde à travers les enivrés” !

Modulant à sa guise la maxime latine d’ In Vino Veritas, l’écrivain russe se lance justement dans une quête de vérité sur le sens de l’existence, tout en nous montrant avec ironie que face à Dieu et face à l’alcool nous demeurons tous égaux : prostituée, végétarien, épouse modèle, prêtres…

Cette association entre le spirituel et le spiritueux peut sembler aussi drôle qu’étrange et pourtant elle nous convainc d’office car elle transpire le vécu : qu’il s’agisse du pouvoir de l’alcool ou des sempiternels questionnements sur l’homme et son Créateur, Viripaev met de toute évidence en scène son propre ressenti.;

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Un théâtre réactionnaire mais poétique

Parallèlement à cette quête métaphysique qui nous rappelle inévitablement les sombres interrogations  de Dostoïevski, le théâtre de Viripaev s’élève de bout en bout contre les convenances sociales. Rejetant le matériel et les existences à crédit, l’écrivain se moque avec rage des baratineurs autant que des gens qui s’autodéprécient.

À ses yeux, l’homme d’aujourd’hui se berce de mensonges sur son quotidien et ne déploie que de fausses illusions sur sa prétendue liberté. Voila certainement pourquoi, contre cette sinistrose ambiante qui ne peut mener qu’à notre déclin, Viripaev dépouille ses personnages de leur carcan social, il les libère de leur honte, il les délivre de leurs inhibitions artificielles et les lance tout simplement en quête d’amour.

En dépit de la violence flagrante de son écriture, il est amusant de voir à quel point cet auteur clame en boucle que “le Salut ne réside que dans l’amour”. Certes, cette déclaration peut paraître assez simpliste, elle possède d’ailleurs quelque chose de naïf voire de grotesque au sein d’un monde aussi débauché que le notre, et pourtant le message passe : il faut s’aimer les uns les autres !

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Un bateau ivre à perfectionner

En quittant la salle, l’on se dit qu’une telle pièce gagnerait vraiment en profondeur et en subtilité si elle était encore plus travaillée : les réflexions sur Dieu de Viripaev restent trop en surface, sa défense de l’amour tient parfois du cliché, quant à ses dialogues, ils optent pour des raccourcis un peu faciles tels que la provocation, les gueulantes ou les amas de gros mots. L’on pourrait aussi reprocher à ce grand auteur russe la longueur de son spectacle ainsi que ses parenthèses musicales : bien que poétiques, ces digressions freinent la trajectoire de son bateau ivre au lieu de le laisser voguer et tourbillonner sans fin sur sa scène tournante.

En dépit de tout cela, l’on ne peut qu’admirer l’énergie folle et violente qui se dégage des Enivrés: avec sa culpabilité si slave, ses tromperies universelles, sa quête d’amour absolu et ses craintes métaphysiques, Viripaev réussit presque à épurer nos passions (à moins qu’à travers cette pièce, il ne cherche, en fait, que sa propre catharsis…)

Les Enivrés ? Du vrai théâtre servi par une prose corrosive, folle, enivrante et parfois – avouons-le – un peu saoulante !

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Les Enivres – PDF SYMA News – Florence Yeremian

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De Ivan Viripaev
Texte français : Tania Moguilevskaia et Gilles Morel
Mise en scène: Clément Poirée

Avec : John Arnold, Aurélia Arto, Camille Bernon, Bruno Blairet, Camille Cobbi, Thibault Lacroix, Matthieu Marie, Mélanie Menu

Du 17 au 21 décembre 2019
Du mardi au samedi à 20h

Réservations

La pièce dure 2h
 
 

 
Photos : © Helene Bozzi

Florence Gopikian Yérémian est journaliste culturelle. Rédactrice auprès de Muséart, Paris Capitale, L’Oeil ou le BSC News, elle couvre l’actualité parisienne depuis plus de vingt ans. Historienne d’Art de formation (Paris Sorbonne & Harvard University), correspondante en Suisse et à Moscou, elle a progressivement étendu ses chroniques au septième art, à la musique et au monde du théâtre. Passionnée par la scène et la vie artistique, elle possède à son actif plus de 10000 articles et interviews.