Murina ou comment « tuer le père »

Avec ce premier long-métrage coproduit par Martin Scorcese, la réalisatrice Antoneta Alamat Kusijanović a séduit Cannes lors du Festival 2021. Gorgé d’émotions et de subtilités, Murina raconte l’histoire d’une adolescente croate qui va tenter de se défaire de l’autorité paternelle en profitant de l’arrivée d’un ami de famille : entre révolte, rêve et ambition, ce film intimiste est un très beau portrait d’une jeune fille en eaux troubles…

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Antoneta Alamat Kusijanovic : une réalisatrice à suivre

Antoneta Alamat Kusijanovic n’est pas encore connue du grand public, mais celà ne saurait tarder. Cette réalisatrice croate possède en effet une magnifique sensibilité et une très belle maitrise caméra pour un premier film, y compris pour les plans sous l’eau. Parfois intrusive, parfois violente, elle parvient à éveiller graduellement toutes les émotions des spectateurs : qu’il s’agisse d’espoir, de haine, de peur ou de rêve, Antoneta Alamat Kusijanovic réussit à instaurer une nervosité visuelle et une tension qu’elle alimente de bout en bout.

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Antoneta Alamat Kusijanovic est une réalisatrice sensible qui possède un beau savoir-faire cinématographique et une lucidité évidente sur les êtres qui l’entourent.

Un film tout en subtilité

L’une des particularités de Murina est que tout est traduit à demi-mot, en sous-entendus ou par des échanges de regards intenses entre les protagonistes. Il y a le père autoritaire, la mère soumise, l’ami amoureux et enfin Julija, cette belle amazone qui refuse de se faire assujettir. La proximité sourde que la caméra entretient avec ces personnages est très agréable d’un point de vue narratif car elle nous donne l’impression d’être le complice ou le témoin intime du drame qui se joue au sein de cette famille à l’équilibre précaire.

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Julija (Gracija Filipovic) et sa mère (Danica Curcuc) : mi-complices / mi-rivales…

Un dialogue entre la mer et les personnages

La direction d’acteurs d’Antoneta Alamat Kusijanovic est très impliquée, franche et entière. Il en va de même pour son approche du décor et particulièrement des paysages croates: la terre austère qu’elle a choisie parle d’elle-même, quant à la mer, la réalisatrice parvient à la mettre en majesté du début à la fin du film. Immense et imprévisible, cet élément aquatique nous séduit, nous prend et nous submerge. De par son omniprésence, la mer dialogue étonnamment avec les personnages et déploie une emprise constante sur l’histoire et les spectateurs.

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La jeune Julija (Gracija Filipovic) voit en la figure de Javier (Cliff Curtis) celle d’un père idéal.

Gracija Filipovic : un diamant brut

La jeune actrice Gracija Filipovic (Julija) est un diamant brut qui a une présence incroyable à l’écran. À la fois douce et athlétique, elle incarne avec beaucoup de justesse le passage de la puberté à l’âge adulte. Son visage très expressif possède la candeur d’une enfant et contraste avec son corps sensuel qui est déjà celui d’une femme. Le film traduit avec beaucoup de rythme et d’attention le ressac de ses pensées : on sent progressivement monter son envie de liberté et d’indépendance par rapport au joug paternel, on partage graduellement son besoin de « tuer le père » et l’on aime pour cela ses émotions exacerbées ainsi que sa force de caractère qui s’impose au fil de l’histoire.

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Véritable amazone malgré son jeune âge, Juliya va peu à peu se libérer du joug oppressant de son père (Leon Lucev)

Un jeu de pouvoir entre dominants et dominés

Les autres personnages ont moins de puissance que Julija mais pris dans son ensemble ce quatuor est excellent car il symbolise en continu un jeu de pouvoir où le spectateur peut analyser le positionnement des dominants et des dominés au sein d’un couple, d’une famille ou d’une société.

De par son rôle, la mère demeure plus en retrait que Julija. La comédienne Danica Curcuc, aussi belle que douce, traduit bien la désillusion et la soumission de cette femme croate face à son époux Ante.

Celui-ci est interprété avec une authentique rusticité par Leon Lucev. Fier et dominateur, cet être archaïque est le prototype de l’homme toxique qui évacue ses frustrations à travers la violence. Lorsqu’il perd pied à cause de l’alcool ou parce que quelqu’un le domine d’avantage, il est intéressant de voir poindre les failles de ce manipulateur : on sent alors qu’il a pleinement conscience de son décalage et de son infériorité par rapport à la grâce de sa femme et à l’intelligence de sa fille.

Javier (Cliff Curtis), quant à lui, est un peu « l’intrus indispensable » de cette histoire, l’élément déclencheur qui va faire se remettre en question toute cette famille. De par sa présence, ce père & amant fantasmé nous laisse réfléchir sur le pouvoir de l’argent, sur celui du mensonge et sur l’importance de ne pas rester enfermé dans un clan ou un environnement stérile.

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La comédienne Gracija Filipovic confère au personnage de Juliya autant de candeur que de sensualité.

Un regard sur la femme et les mentalités claniques

Pas étonnant que Martin Scorcèse ait voulu coproduire Murina. Antoneta Alamat Kusijanovic est une réalisatrice volontaire dotée d’une sensibilité à la fois humaine et artistique. Son regard sur la femme, le machisme, l’émancipation et les mentalités « claniques » propres à la Croatie – mais aussi aux pays d’Orient – est d’une grande justesse. Il traduit de toute évidence un ressenti et un constat plus que lucide sur ses compatriotes. Il en résulte un film qui prône non seulement le respect de la femme mais qui revendique aussi le droit pour chaque individu de choisir sa propre voie. Bravo !

Florence Gopikian Yérémian – florence.yeremian@symanews.fr

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Réalisé par : Antoneta Alamat Kusijanovic

Avec : Gracija Filipovic, Danica Curcuc, Leon Lucev et Cliff Curtis

Sortie : le 20 avril 2022

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Florence Gopikian Yérémian est journaliste culturelle. Rédactrice auprès de Muséart, Paris Capitale, L’Oeil ou le BSC News, elle couvre l’actualité parisienne depuis plus de vingt ans. Historienne d’Art de formation (Paris Sorbonne & Harvard University), correspondante en Suisse et à Moscou, elle a progressivement étendu ses chroniques au septième art, à la musique et au monde du théâtre. Passionnée par la scène et la vie artistique, elle possède à son actif plus de 10000 articles et interviews.