Schiele & Basquiat s’installent à la Fondation Vuitton
Pour cette rentrée automnale, la Fondation Louis Vuitton ouvre simultanément ses portes à deux grands artistes figuratifs : l’autrichien Egon Schiele et le new-yorkais Jean-Michel Basquiat. Malgré les décennies et l’Atlantique qui les séparent, ces deux génies ont en commun une énergie folle et un dessin aussi habité que compulsif qui traduit magnifiquement leur colère à l’égard de la société. Il résulte de leur accrochage une exposition forte et subversive.
Egon Schiele (1890-1918)
Les œuvres de Schiele se déploient en rez-de-jardin. Essentiellement graphiques, elles nous laissent découvrir une centaine de gouaches et d’aquarelles croquant incisivement des corps de femmes et des silhouettes d’hommes émaciés.
Dans la mouvance de l’Art nouveau
Lorsque l’on regarde les dessins de Schiele pour la première fois, une impression d’étrangeté et de malêtre peut s’en dégager. Les figures y semblent en suspend, confinées sur une feuille trop étroite qui scande leurs membres. Certaines n’ont pas de tête, d’autres le pied coupé, d’autres encore n’existent que par la présence de contours de gouache blanche qui révèlent leurs courbes alanguies. Malgré ces fractionnements et ces lignes hors-champs, une maitrise évidente du trait surgit, pour ne pas dire une virtuosité.
Dans la première période de Schiele présentée à la Fondation Louis Vuitton, le jeune artiste vient de quitter l’Académie des Beaux-Arts de Vienne mais il est encore très influencé par le mouvement du Jugendstil et la peinture symboliste de Gustav Klimt. Ses oeuvres sont relativement douces, ses personnages ont des regards fuyants et ses corps s’ornent parfois de fines arabesques jaillissant des fonds.
Peu à peu pourtant, Egon Schiele va devenir réticent à tout académisme et prendre ses distances avec cet esthétisme trop décoratif. Abandonnant les ellipses ornementales propres à l’Art Nouveau, il va inventer sa propre ligne et la mener progressivement vers un expressionnisme exacerbé.
Une ligne expressionniste
Qu’il s’agisse de fusain, de gouache ou de crayon, la ligne de Schiele possède, en effet, une tension palpable. Noueuse, abrupte et sans artifice, elle cloue le sujet sur sa feuille puis le désarticule à la manière d’un pantin ou d’une carcasse.
De ce trait « existentiel » jaillissent ainsi des corps distordus, presque difformes, aux tonalités crues ou délavées. A les regarder de près, on pourrait croire que les figures de Schiele sont parcourues d’hématomes et qu’elles se contorsionnent de douleur et pourtant, cette approche du dessin n’est qu’une projection intrinsèque, une façon d’inciser les chairs qu’il voit autour de lui pour mieux les comprendre et se les approprier.
En creusant au delà de la beauté des torses et des visages, Egon Schiele cherche à capter leur essence et leur identité intérieure. Multipliant les autoportraits, il en vient d’ailleurs à une pratique obsessionnelle et compulsive du dessin traduisant sa propre quête identitaire.
Face à cet érotisme étrange où la mort et la sexualité se frôlent, Schiele sera l’objet de censure et de violentes critiques. Cette incompréhension ne fera qu’accroître la rage et la colère de cet artiste fabuleux à l’égard de ses contemporains.
Jean Michel Basquiat (1960-1988)
La fondation Louis Vuitton frappe fort en choisissant d’exposer Basquiat car elle ose enfin offrir aux français une réelle rétrospective de cet artiste « radieux » : plus de 120 pièces ont, en effet, été regroupées en provenance des quatre coins du monde pour pouvoir être exposées dans le lumineux bâtiment de Franck Gehry ! Profitez-en !
Un langage inédit
Enfant de Brooklyn aux racines haïtiennes et portoricaines, Basquiat a commencé par taguer les rues de New York sous le pseudonyme un peu provocateur de SAMO (Same Old Shit).
Trainant dans les quartiers underground et imprégné de culture hip-hop, il a très rapidement créé un nouveau langage pictural fait de poésie, de graffiti et de figures schématiques aux couleurs criardes.
Passant naturellement de la rue à l’atelier, Basquiat a fusionné l’art de la BD à celui de Vinci ou de Picasso, en n’hésitant pas à parsemer ses oeuvres de clins d’oeil musicaux, de références vaudous, voir de collages à la Matisse !
Libéré de tout académisme, cet artiste autodidacte a ainsi déployé sa palette chromatique et ses sentiments sur des toiles immenses mais aussi sur des objets de fortune comme de vieilles portes ou des palissades.
Doté d’un trait brut proche de Dubuffet et de la spontanéité des peintres COBRA, il a renouvelé sans s’en rendre compte l’art figuratif du XXe siècle en lui insufflant une énergie phénoménale ponctuée de nouveaux codes iconographiques.
Il y a beaucoup de crânes chez Basquiat, des croix aussi, des martyrs, des héros, des listes de mots, des juxtapositions de chiffres, des couronnes d’épines et des couronnes d’or à trois pointes. De prime abord, tout celà peut paraître sans cohérence et pourtant, lorsque l’on s’attarde sur les toiles de cet artiste prolifique et sur son parcours, tout devient limpide et une odyssée se trace … À vous de la décrypter au fil des salles !.
Un manifeste en faveur de l’homme noir
Dans cette explosion de toiles colorées et apparemment naïves se cachent une révolte et une amertume évidente. Lorsque Basquiat peint, il retranscrit sans fard ni hypocrisie les pulsations urbaines que lui insuffle New York : l’on y décèle, bien sur, son rapport avec la musique et le Pop Art de Warhol, mais ce qui ressort le plus c’est une critique du racisme ambiant et des enjeux sociaux.
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La violence des rues, la consommation effrénée des américains, la croissance des inégalités et des injustices, tout celà touche Basquiat dans son quotidien et il le projette à travers ses créations. Sa vision est puissante, frontale, pleine d’énergie et de tensions. Les corps s’y heurtent, les pensées s’y déploient et une figure émerge avec évidence de tout ce chaos apparent : la figure de l’homme noir.
Omniprésent dans toute son oeuvre, l’homme noir apparait aussi bien sous les traits victorieux d’un grand boxeur (Cassius Clay), d’un musicien de génie (comme le jazzman Charlie Parker) que dans la représentation amère d’une vente aux esclaves !
Lorsque l’on regarde le travail de Basquiat, il ne faut pas s’arrêter aux personnages primitifs et presque ludiques, il y a une véritable revendication derrière cette fausse candeur : de façon consciente ou pas, Basquiat s’impose comme le porte parole de la diaspora afro-américaine au sein d’une société occidentale encore très imprégnée de racisme et de préjugés. Quand on sait les lire, ses éclats chromatiques sont des éclats intérieurs; quant à ses mots tagués, ils traduisent son cri continu contre la discrimination et la domination raciale.
L’exposition de la Fondation Vuitton ne se résume donc pas à une simple rétrospective : en mettant en avant autant de toiles, elle nous permet d’analyser le processus créatif de Jean-Michel Basquiat et de le comprendre dans sa globalité. Basquiat était non seulement un précurseur du street graffiti, il était aussi le représentant d’un Art engagé. Pour capter la lucidité et la douleur transgénérationnelle de cet enfant radieux, certains spectateurs devront se faire violence et aller au-delà de l’aspect esthétique de ses oeuvres. Ils découvriront alors une véritable quête picturale d’égalité.
Pourquoi faire le choix de 2 expositions simultanées à la Fondation Vuitton ?
Les deux expositions sont très belles cependant plus qu’une résonance respectueuse entre Schiele et Basquiat, l’on aurait apprécié un dialogue entre les oeuvres de ces deux artistes.
Le voisinage de leurs parcours parallèles est, bien sur, très intéressant mais le fait de confronter leurs toiles dans certaines salles aurait permis de révéler les points communs de ce tandem et de rendre ainsi cet accrochage encore plus pertinent.
Entre leur soif de peindre, leur révolte intérieure, leur détresse profonde, leur ligne violente, leur attrait évident pour l’anatomie et leur besoin de projeter leur vision au delà du modèle, ces deux génies précoces se rejoignent complètement.
Peignant dans l’urgence et de façon prolifique, ils démontrent main dans la main le rôle de « passeur » qui revient aux vrais artistes. Dépositaires d’une vérité qu’ils traduisent abruptement avec leurs pinceaux, ces prophètes n’ont, de toute évidence, pas fini de nous éblouir.
Quel dommage qu’ils soient partis dans la fleur de l’âge, tous les deux à 28 ans ! En voyant ce qu’ils ont produit chacun en l’espace d’une petite décennie, l’on imagine ce qu’ils auraient pu concevoir durant une vie plus longue…
Schiele et Basquiat – PDF SYMA News – Florence Gopikian Yeremian
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Egon Schiele – Jean Michel Basquiat
Fondation Louis Vuitton
8, Avenue du Mahatma Gandhi – Paris XVIe
Réservations: 01 40 69 96 00
Jusqu’au 14 janvier 2019
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