Que vous aimiez ou pas l’écriture de John Steinbeck, cette mise en scène Des souris et des Hommes est un pur chef d’oeuvre. Racontant l’amitié de deux hommes dans l’Amérique rurale des années 30, elle éblouit tout simplement le spectateur par la justesse et l’authenticité de son interprétation.

La pièce prend place dans un ranch en Californie. Employés comme saisonniers pour y récolter les blés, Lennie et George partagent secrètement le rêve d’acheter une petite ferme pour y gouter enfin leur liberté. George est aussi vif que travailleur. L’âme généreuse et charitable, il a pris Lennie sous son aile car ce dernier est simple d’esprit. Malgré sa haute stature, Lennie ne peut en effet se débrouiller seul et il possède une telle force qu’il finit par tuer tous les êtres qu’il aime. Jusqu’à présent il a tordu le coup à des lapins et à quelques souris mais dans ce ranch perdu au milieu de nulle part se promène une toute autre créature: la sulfureuse épouse de Curley…

Orchestrée par Jean-Philippe Evariste et Philippe Ivancic, cette partition théâtrale est très difficile à mettre en scène à cause de la sobriété de sa dramaturgie: le monde décrit par Steinbeck n’a effectivement rien d’allègre ni de palpitant. L’action y est minimaliste, quant aux personnages ce sont des laissés-pour-compte qui tentent de survivre au coeur d’une Amérique ravagée par la Dépression. Tout repose donc sur la composition des acteurs qui sont censés jongler à travers un éventail d’émotions contradictoires tout en conservant une certaine pudeur scénique: sur les dix protagonistes de l’histoire, neuf sont des hommes de la campagne aussi frustes que solitaires. Par delà cette virilité purement masculine, les comédiens doivent donc réussir à révéler la part de fragilité et le manque d’amour qui ronge leurs protagonistes, et ils y a arrivent magistralement !

Parmi ces fabuleux interprètes se distingue Philippe Ivancic qui joue le rôle complexe de Lennie: le corps bosselé et la bouche torve, il se fond intégralement dans la peau meurtrie du personnage de Steinbeck. De sa voix plaintive et infantile qui parle sans trop réfléchir, il égratigne subtilement les têtes bien pensantes des spectateurs et parvient sans cesse à les attendrir. A ses côtés, Jean-Philippe Evariste incarne avec beaucoup d’entrain la figure fraternelle de George: la parole posée et le geste protecteur envers son pauvre Lennie, il fait preuve d’une bienveillante lucidité qui le contraint à demeurer perpétuellement en alerte sur le plateau. Tout aussi nerveux mais bien plus burlesque, saluons la prestation de Jacques Bouanich (Carlson) : avec ses longues bretelles de paysan et son rire communicatif, cet excellent comédien est le parfait contrepoint de Jean Hache qui nous offre un vieux Candy pétri d’abnégation et d’humilité:  le regard doux et la verve triste, ce grand acteur à la silhouette éthérée est un pur concentré de délicatesse. Bravo également à Henri Déus (Le patron), Emmanuel Lemire (Slim), Emmanuel Dabbous (Curley), Hervé Jacobi (Whit) et à Augustin Ruhabura qui campe modestement la figure discriminée du « nègre » parmi ces hommes du Sud à la peau blanche.

Vient enfin l’unique silhouette féminine de cette rustique galerie: l’épouse de Curley. Seule femme sur les planches parmi les bouseux, la belle Dounia Coesens ne passe pas inaperçue. Avec sa robe rouge et ses yeux de braise, la séduisante comédienne allume tout ce qui passe à proximité de sa si douce chevelure: dès son apparition, la tension est palpable dans la salle car la testostérone de ces messieurs se propage dans l’air pour y créer des étincelles. A cause de cette fille d’Eve, la scène se transforme soudain en un véritable terrain de lutte, de confessions et de déshonneur. Tous les sentiments humains viennent progressivement s’y bousculer et toucher nos consciences trop tranquilles: désir, frustrations, jalousie, solitude… c’est un véritable bouquet d’émotions qui s’échappe de ces âmes en peine jusqu’au coup final de cette tragédie. 

Il est fort rare que des comédiens masculins puissent dégager autant de tendresse et de sensibilité alors ne ratez pas cette pièce: ils vont vous subjuguer!

Des souris et des hommes ? Du très grand John Steinbeck! Courez-y !

Des souris et des hommes
De John Steinbeck
Mise en scène Jean-Philippe Evariste et Philippe Ivancic
Direction d’acteurs: Anne Bourgeois
Avec Philippe Ivancic, Jean-Philippe Evariste, Jean Hache, Jacques Bouanich, Dounia Coesens, Henri Déus, Emmanuel Lemire, Emmanuel Dabbous, Augustin Ruhabura, Hervé Jacobi et le chien

Théâtre de la Michodière
4 bis rue de la Michodière – Paris 2e
Réservations : 0147429522

http://www.michodiere.com

A partir du 18 mai 2016
Du mardi au vendredi à 20h30
Le samedi à 16h30 et 20h30
1h20 sans entracte
Spectacle conseillé à partir de 12 ans

Photos © Marina Gauthier

Florence Gopikian Yérémian est journaliste culturelle. Rédactrice auprès de Muséart, Paris Capitale, L’Oeil ou le BSC News, elle couvre l’actualité parisienne depuis plus de vingt ans. Historienne d’Art de formation (Paris Sorbonne & Harvard University), correspondante en Suisse et à Moscou, elle a progressivement étendu ses chroniques au septième art, à la musique et au monde du théâtre. Passionnée par la scène et la vie artistique, elle possède à son actif plus de 10000 articles et interviews.